Orguinette
  
  Les petites reviennent du bord de l'eau, chargées d'algues,
de détritus marins et transportant pelles et seaux d'eau.
Elles préparent ensuite une soupe hétéroclite en chantant :
  
BEAUTIFUL SOUP
(J.M Sayles)
  
  Beautiful Soup, so rich and green
Waiting in a hot tureen
Who for such dainties would not stoop
Soop of the evening, beautiful Soup !
 
Beau-ootiful Soo-oop !
Soo-oop of the e-e-evening,
Beautiful, beauti-ful Soup !
 
Beautiful Soup !
Who cares for fish
Game or any other dish ?
Who would not give all else for two p'
'ennyworth only for beautiful Soup ?
  
DODGSON : Vous cuisinez sur la plage !
IRENE : Pourquoi pas ?
GERTRUDE : C'est très commode. Tous les ingrédients y sont.
ALEXANDRA : L'eau...
DAISY : ...le sel...
GERTRUDE : ...les éponges...
AGNES : ...et l'air de la mer, qui vous donne de l'appétit.
DODGSON : Ne déjeunez vous pas avec vos parents ?
AGNES : Nos parents passent toutes leurs journées à l'ombre du kiosque.
GERTRUDE : Ils aiment la musique.
ALEXANDRA : Et ils se protègent du soleil.
DAISY : Nous prenons nos repas entre nous.
GERTRUDE : On dirait, monsieur, que vous n'avez jamais vu de soupe à la fausse tortue ?
DODGSON : Comment le savez vous ?
DAISY : Nous sommes très fortes en devinettes. Premièrement, vous avez 30 ans.
IRENE : Pouvez vous dire le contraire ?
DODGSON : Non, je l'avoue.
GERTRUDE : Deuxièmement, vous lisez beaucoup. Quels livres avez vous lus ?
DODGSON : Mais il y en a plus de trois cent soixante...
DAISY : Plus de trois cent soixante !
AGNES : Nous n'en connaissons qu'un seul.
ALEXANDRA : Pouvez vous nous citer ceux que vous n'avez pas lus ?
GERTRUDE : Je suppose que vous n'avez jamais entendu parler d'Alice au Pays des Merveilles.
DODGSON : Mais...
ALEXANDRA : L'avez vous lu, ou non ?
DODGSON : C'est à dire...
IRENE : Vous ne l'avez pas lu.
DODGSON : Si, bien sûr...
GERTRUDE : Qu'en pensez vous ?
DODGSON : C'est un assez bon livre.
DAISY : Bien entendu, comme c'est une histoire d'enfant, vous êtes embarrassé pour le dire, mais c'est le meilleur livre de tous les livres.
IRENE : Désirez vous un bol de soupe ?
DODGSON : Volontiers.
  
  Une des petites questionne soudain, le doigt pointé.
  
DAISY : La soupe à la fausse tortue ?
DODGSON : C'est à la fin du chapitre dix : Alice doit choisir entre recommencer le quadrille des homards, ou écouter chanter la fausse tortue.
ALEXANDRA : Que choisit-elle ?
DODGSON : La fausse tortue.
  
  Il trempe ses lèvres.
  
GERTRUDE : Comment la trouvez vous ?
DODGSON : Fameuse.
DAISY : Nous, nous faisons toujours semblant.
DODGSON : Vous avez raison. Le goût est peut-être un peu âpre.
ALEXANDRA : Nous sommes désolées, monsieur, mais il est maintenant l'heure de notre passe-temps.
AGNES : Chaque jour, nous jouons à Alice.
GERTRUDE : C'est un secret absolu.
ALEXANDRA : Nous voulons bien vous en dire une partie, mais il faudra nous aider.
DODGSON : C'est entendu.
AGNES : A l'heure où l'ombre de la barque est la plus large, nous nous allongeons.
IRENE : Nous commençons par le début.
ALEXANDRA : Il fait chaud.
IRENE : Nous nous endormons.
GERTRUDE : Et nous attendons l'arrivée du lapin blanc.
ALEXANDRA : Le plus difficile est d'arriver à s'endormir en plein jour.
DAISY : Aussi, voilà ce que vous allez faire : commencez à parler, sans vous, arrêter. Il faut que vous nous racontiez quelque chose de sérieux et de compliqué.
DODGSON : Voulez vous que je vous parle du phonographe d'Edison ?
  
  Déjà allongées, les petites acquiescent.
  
DODGSON : Sachez que je suis allé à l'exposition où se trouve le "Phonographe d'Edison". C'est la nouvelle merveille du jour, exactement comme la photographie l'était vers 1850. C'est, à coup sûr, une invention merveilleuse. Entendue dans le pavillon, la musique, (particulièrement la trompette) était plate. La voix (chantée ou parlée) était meilleure, peu indistincte. J'y suis retourné le lendemain pour écouter, à la fin de la conférence, la partie réservée à un public restreint : quand on porte l'embouchure à son oreille, l'audition est meilleure et beaucoup plus distincte.
  
  Depuis longtemps, les fillettes ont fermé les yeux.
  
DODGSON : Quel dommage que nous n'ayons pas avancé de 50 ans dans l'Histoire du monde, pour voir cette invention merveilleuse sous sa forme achevée !10
  
 Pas d'écho. Elles dorment de toute évidence. Dodgson renverse le gros coquillage dans lequel lui avait été servie sa part de soupe, le vide, l'essuie, puis le porte à son oreille.
Dans le coquillage résonne un enregistrement de 1930 : "Beautiful Soup, so rich and green" etc.
 A la fin de l'audition, Dodgson écarte le coquillage de son oreille. La mer se fait entendre.
Dodgson se parle à lui-même :
  
DODGSON : Je crains qu'elles n'attrapent froid à rester couchées dans le sable mouillé. Elles sont en train de rêver maintenant. Et de quoi rêvent-elles ?
 
Personne ne peut deviner. Pourquoi ?
 
Mais, pauvre Charles, c'est de toi qu'elles rêvent. Et si elles s'arrêtaient de rêver de toi, où serais-tu ?
 
Ici ? Toi, non ! Tu ne serais nulle part. Pourquoi ? Tu n'es qu'une chose dans leur rêve. Si ces princesses-là devaient se réveiller, serais soufflé comme une bougie.
 
Pourvu que le bruit de la mer ne les réveille pas !
 
Parce que tu crois que tu as ton mot à dire, toi qui n'est qu'une chose à l'intérieur de leur rêve. Tu sais très bien que tu n'est pas réel.
 
Je suis réel...
  
 Il se prend à sangloter.
  
  Tu ne te rendras pas plus réel en pleurant. Il n'y a pas de raison de pleurer. Si je n'étais pas réel, je ne serais pas capable de pleurer.
 
Tu ne supposes pas, j'espère, que ce sont là de vraies larmes ?11...
  
  Il court chercher son orguinette (sorte d'orgue de Barbarie) et revient vers les fillettes.
  
  Ce ne sont que des inepties !
  
  Il tourne précipitamment la manivelle, jouant "Santa Lucia", son air préféré.
  
SANTA LUCIA (Joué sur une Orguinette)
  
  Au son de la musique, les fillettes, une à une, ouvrent les yeux.
  
AGNES : Pourquoi nous avez vous réveillées ?
DODGSON : Je m'ennuyais.
DAISY : Vous avez bien fait.
GERTRUDE : Notre jeu n'est pas encore au point.
IRENE : Nous avons beau penser très fort à Alice, nous ne rêvons jamais comme elle.
DODGSON : De quoi avez vous rêvé ?
ALEXANDRA : C'est personnel.
DAISY : Qu'est ce que c'est que ça ?
DODGSON : C'est une orguinette américaine. Ce n'est pas un instrument très difficile étant donné que vous n'avez qu'à tourner la manivelle.12
ALEXANDRA : Nous voulons voir l'intérieur.
DODGSON : Exceptionnellement oui.
  
  Il ouvre la machine, découvrant les rouages aux petites stupéfaites :
  
LES PETITES : Oh ! ! !
  
  Dodgson démonte maintenant la bande perforée en disant :
  
DODGSON : Vous introduisez une longue bande de papier qui passe à travers le mécanisme, et les trous du papier font marcher les différentes notes. Bien sûr, il ne faut pas se tromper de sens, sinon la machine risque de remonter le temps.
DAISY : Remonter le temps !
AGNES : Remontez le !
DODGSON : Exceptionnellement oui.
ALEXANDRA : Vous l'avez déjà dit.
DODGSON : C'est vrai. Regardez : le papier est entré par le mauvais bout et cela joue à l'envers.
  
  Pendant ce court dialogue en effet, Dodgson a changé le sens de défilement de la bande perforée et il joue maintenant "Santa Lucia" à l'envers.
  
AICUL ATNAS (Joué sur une Orguinette)
  
IRENE : J'en doute.
DODGSON : J'en doute, disait le charpentier, avec des larmes dans la voix.
DAISY : Voulez vous aller plus vite ?
DODGSON : Voulez vous ?
DAISY : C'est un nouvel appareil !
....................................................................................
Nous ne nous connaissons pas encore.
DODGSON : Hier !...
Avant hier !...
Avant avant hier !..
....................................................................................
Avant !
....................................................................................
avant ! !
....................................................................................
avant ! ! !
....................................................................................
IRENE : Arrêtez, arrêtez ! Je sens que je rapetisse !
  
  Dodgson s'arrête brusquement de jouer.
Les petites sont bouleversées.
  
GERTRUDE : Alice est toute blanche.
AGNES : Mes souliers me quittent.
DAISY : Mes dents de lait veulent repousser.
ALEXANDRA : Comment fait-on la révérence ?
DODGSON : Mieux vaut nous arrêter avant que vous ne rajeunissiez tellement que vous ne sachiez plus parler. C'est une compagnie infiniment déplaisante que celle des bébés !
AGNES : Ma mère vient d'en avoir un et elle est épuisée.
DAISY : Les nourrissons sont des cochons.
IRENE : Mon petit frère est cramoisi du matin au soir, je le déteste.
GERTRUDE : Nickie sent tellement mauvais que je me bouche le nez quand je dois l'embrasser
DODGSON : Sa Grâce, la duchesse de ... - je tairai son nom par discrétion - me disait fort justement l'autre jour, en me passant le poivre, qu'il faut être brutal avec les nouveau-nés car ils ne braillent que pour vous assommer. Elle disait :
  
SPEAK ROUGHLY
(William Boyd).
  
  Dodgson chante, repris par les fillettes
qui font mine de frapper un bébé imaginaire :
  
 
"Speak roughly to your little boy
And beat him when he sneezes
He only does it to annoy
Because he knows it teases
 
Wow ! Wow ! Wow !
I speak severely to my boy
I beat him when he sneezes
For he can thoroughly enjoy
The pepper when he pleases !"
d'après John Tenniel