3 janvier 1889
Trois lettres de moi en un jour est un phénomène rare
(« puisse-t-il le rester ! » sera sans doute votre ardente prière)
mais il y a deux points à propos d'Alice sur lesquels je suis si anxieux
de vous voir intervenir que je vous écris dès ce soir. Tout
d'abord, laissez-moi vous dire que je trouve la nouvelle version dans l'ensemble
très réussie et, à de nombreux points de vue, plutôt
supérieure à la précédente, et que je trouve Isa
charmante et Emmie tout simplement étonnante ! Bien qu'il me
paraisse difficile de la trouver meilleure que Dorothy, elle reste
formidablement bonne.
Mais je n'ai pas le temps de commencer à faire des louanges dans le
détail. Il y a deux choses graves au sujet desquelles je m'oppose en
vertu de notre accord suivant lequel vous êtes censé supprimer tout
comportement indécent, et je suis par ailleurs tout à fait
d'accord pour être officiellement désigné comme l'auteur de
cette sanction.
1 - Le Roi blanc, cet après-midi, est tombé sur le dos, les
pieds en l'air en direction du public, lui offrant (à quelque rang qu'il
se trouve) une vue que... que je vous laisse imaginer.
2 - Le Roi rouge, au moment de danser (son habituel et atroce ballet), a
littéralement relevé la longue série d'anneaux formant sa
jupe, presque jusqu'à la taille, je ne dis pas qu'il n'était pas
complètement habillé, avec des collants, sous sa jupe et je ne dis
pas non plus que cette jupe était indispensable, ni qu'il y aurait eu
quelque indécence à ce qu'il s'en passe ; mais ce que je dis, c'est
que portant cette jupe, il était franchement indécent de la
relever.
C'est une règle inviolable dans de telles circonstances qu'une robe
reste ce pour quoi elle a été conçue. Une jupe très
courte sera parfaitement décente, là où une autre plus
longue, si on la relève un peu, produira l'effet contraire. Puis-je vous
demander respectueusement, mais tout à fait fermement, l'abolition
immédiate de ces deux outrages aux bonnes mœurs ? Je crains
malgré tout que, quel que soit le degré de votre adhésion
à ma plainte, vous ne soyez pas totalement maître de la situation.
Puis-je alors vous fournir une arme ? Si vous vous heurtez au refus des
producteurs sur ce que je considère être deux choses parfaitement
indécentes, je vous donne la permission de leur dire que, dans ce cas,
j'exerce mon droit de demander le retrait immédiat de mon nom en
association avec cette production. Cela dit, j'espère que vous pourrez
arranger les choses sans en venir jusque-là. C'est une décision
que je serais désolé de prendre car elle aurait l'air inamicale
à votre égard.
Je suis particulièrement anxieux que des mesures soient prises dans
les plus brefs délais car j'envisage de revenir lundi prochain,
accompagné d'une jeune amie, à qui j'aimerais épargner le
désagréable spectacle que je vous ai décrit. Pardonnez-moi
si je vous semble trop sensible et essayez d'imaginer les sentiments d'un pauvre
écrivain qui, après avoir fait de son mieux pour donner aux petits
Anglais un livre d'une pureté absolue, le retrouve entaché de
choses aussi immondes.
1 - La robe d'Isa (vue du premier balcon) a l'air un brin trop longue pour
avoir l'effet artistique voulu (peut-être est-elle parfaite vue de
l'orchestre ? ).
2 - Lorsque Humpty Dumpty est tombé du mur, le bruitage est
arrivé bien trop tôt, alors qu'il était encore visible.
3 - La Chanson du poisson bénéficiait d'un accompagnement peut-
être un peu trop fort. Toujours est-il qu'elle était difficilement
audible. Quant à la mélodie, n'est-elle pas un peu
déprimante ? Dans l'ensemble, je vous félicite pour la
nouvelle pièce et suis certain qu'elle vous apportera
l'opulence !