LE PAYS DU BOUT DU LIT
Extrait du livre - Chapitre XXXVI - Duel avec le crabe |
Quand il reprit ses esprits, Côme était allongé à plat ventre sur un drap,
dans la posture classique du naufragé. Et s’il était finalement parvenu sur
l’autre rive ? À moins que la couette l’ait directement renvoyé dans son
lit…
En levant lentement la tête, Côme aperçut au loin le volcan qui crachait vers
le ciel ses âmes à naître. Il était revenu à son point de départ.
Découragé, épuisé, Côme se laissa retomber sur le rivage. La marée basse
avait largement dégagé la plage de tissu blanc, mais la couette remontait
déjà.
Brusquement, l’enfant ressentit un trouble inédit, comme si une portion de
son organisme le quittait. Aucune douleur, juste la sensation d’un vide.
Un bruit furtif au ras du sol, puis les deux yeux télescopiques d’un crabe
vinrent fixer Côme, pour le dévisager froidement.
Le jeune garçon n’osait plus respirer. Ce n’était pas tant la crainte d’être
pincé qui le paralysait, que l’impression de connaître intimement ce
crustacé.
Une force intérieure poussa Côme à relever la tête et soutenir le regard du
crabe. Il sentit monter en lui une volonté au moins aussi forte que l’arrogance
du petit samouraï en armure.
Ils engagèrent alors ensemble un véritable « œil de fer ». Armés de
leurs seuls regards, Côme et son crabe se tenaient mutuellement en respect.
L’issue du duel était claire : l’un des deux devait baisser les yeux.
Au fond de lui, Côme était sidéré par son propre toupet. Hélas, il avait du
mal à ne pas cligner des paupières, et sentit bientôt sa belle ténacité
vaciller. Mais c’est le regard du crabe qui glissa le premier sur le côté. Après
une légère hésitation, il fila, en biais et à toute allure, rejoindre le bord de
la couette sous laquelle il disparut.
Qu’est-ce qui avait bien pu motiver un départ si subit : l’attrait du
grand large ou la forte détermination de Côme ? Qu’importe, le résultat
était là : le crabe n’y était plus.
Côme poussa un profond soupir de soulagement. Dans les secondes qui
suivirent, il eut la confirmation que quelque chose de capital venait de se
produire. Au lieu de cette grande fatigue à laquelle il avait dû s’habituer, il
ne ressentait plus que vigueur et repos.
Côme se releva d’un bond et s’apprêtait déjà à s’éloigner quand son regard
fut irrésistiblement attiré par une trace au sol. Sur l’immense tissu de la
plage, un petit cercle de plis ressemblait à s’y méprendre à un nombril. Telle
l’empreinte d’un coquillage laissée sur le sable quand la mer se retire, ce
tracé ombilical rappela soudain à Côme ses tout premiers instants de vie, avant
que le lien d’avec sa propre mère lui soit ôté.
Mais la marée montante n’avait pas tardé et la couette menaçait à présent de
faire disparaître le nombril.
Par le passé, l’océan n’avait jamais épargné les châteaux de sable de Côme.
Cette fois, l’enfant eut tout juste le temps de plaquer le ventre contre son
trésor. L’édredon maritime vint couvrir son dos quelques instants, avant que le
ressac l’en dépouille.
Quand il se releva, la cicatrice flambant neuve trônait sur l’abdomen de
Côme, tel un superbe nœud sur une planche de bois.
© Gallimard Jeunesse 2003
|