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LE PAYS DU BOUT DU LIT

 

Extrait du livre - Chapitre XX - Le doudou perdu

 

Côme fut le premier à atteindre le sommet. Il n’eut aucun mal à s’y maintenir, sans même avoir à se débarrasser de sa petite montgolfière. À croire que dans ce pays, les lois de la gravité permettaient de passer d’une légère apesanteur à une pesanteur quasi terrestre, dès lors qu’on retrouvait le contact avec le sol ou qu’à l’inverse, on le perdait.

Quand Raoul parvint à son tour au sommet du volcan, Côme lui saisit la jambe pour l’empêcher de s’envoler plus haut, en la tirant vers lui de toutes ses forces.

– Je peux lâcher mon ballon maintenant ? hurla Raoul.

– Surtout pas ! On ne sait pas encore ce qui nous attend ici !

À peine les pieds de Raoul s’étaient-ils posés et aimantés au sol que Côme se chargeait d’amarrer les deux ballons en maintenant leurs nœuds bien serrés entre le pouce et l’index. Puis il fit quelques pas pour découvrir le versant extérieur du volcan. Un désert de dunes luminescentes s’étendait à perte de vue sous un ciel sans étoiles.

Resté assis au bord du cratère, Raoul se remettait lentement de ses émotions. Côme ne tarda pas à le rejoindre de ce côté.

Il entreprit de concentrer son regard sur les lignes tortueuses du labyrinthe qu’ils avaient quitté. Ce précieux plan grandeur nature s’étalait sous les yeux fascinés de Côme, qui tenta à la fois d’en mémoriser le tracé et de localiser l’éventuelle sortie.

– Félicitations ! Vous êtes arrivés !

La petite voix joyeuse qui avait prononcé ces mots semblait venir de nulle part. En fait, il suffisait de se pencher vers le sol pour distinguer une sorte de vieux gant de toilette rapiécé qui, dressé sur deux de ses coins, gesticulait avec assurance.

– Je suis le gardien de l’unique passage qui permette aux vivants égarés de remonter se coucher.

D’abord surpris, les deux évadés échangèrent bientôt un regard victorieux.

– La sortie ? Enfin ! soupira Côme.

Par politesse, il feignit de s’intéresser au travail de la guenille en lui demandant depuis combien de temps elle se trouvait ici. S’il avait su, il se serait abstenu, tant le chiffon informe et râpé était animé d’un irrépressible besoin de parler. Il faut dire qu’il n’avait croisé personne depuis plusieurs années et il avait tant à raconter !

Soucieux de ne pas perdre son temps avec les états d’âme d’une serpillière, Raoul se lança à la recherche du passage annoncé. Plusieurs fois, il fut tenté d’interrompre la plainte interminable de la loque bavarde, mais elle se déroulait sur un ton monocorde et continu qui ne laissait malheureusement aucune chance à quiconque d’en placer une.

C’était une peluche rudimentaire, un doudou rafistolé. Sur une base de tissu éponge, il avait vaguement été humanisé par l’ajout de chutes d’étoffes cousues et de points de laine, censés raconter un visage. L’œil gauche était constitué d’un bouton, mais le droit avait disparu : seul son fil pendouillait encore. Un trou sous le bras laissait entrevoir quelques éléments de rembourrage à la teinte douteuse. Pour ce qui est de ses mouvements, ils étaient toujours accompagnés d’un bruit de grelot, véritable bijou au sein d’une enveloppe aussi modeste. Mis à part la question délicate de savoir à quel œil s’adresser, le plus embarrassant pour Côme fut l’odeur dégagée par le doudou, qui n’avait apparemment jamais été lavé.

Il était tombé par le fond du berceau de Nicolas, son jeune propriétaire, puis il avait consacré une énergie et un temps considérable à tenter de le rejoindre : dix ans d’une progression, centimètre par centimètre, au terme desquels le chiffon avait fini par découvrir un passage.

Malheureusement, il était trop tard pour remonter et tout espoir de retrouvailles devait être abandonné.

À l’évocation de l’enfant perdu, le doudou enfourna frénétiquement dans sa bouche un des coins ourlés et pointus qui lui servait de pouce.

– Jamais je n’oserais ! Pour qu’il me rejette ? Ah ça, non merci ! Nicolas doit avoir onze ans maintenant... Là-haut, je ne serai plus qu’un vieux machin dégoûtant pour lui.

Sincèrement ému, Côme chercha à rassurer le doudou :

– Pas forcément ! Moi qui ai justement cet âge…

– Tu m’adopterais ?

– Eh bien… pourquoi pas ! assuma Côme, un peu embarrassé.

– Tope là ! Tu n’auras pas à le regretter, hurla de bonheur le doudou, qui vanta aussitôt ses deux qualités principales : rester sale m’est égal, et je n’ai pas peur de dormir écrasé sous une joue.

– Attends, je n’ai jamais dit que… bredouilla Côme.

– Bon alors, et cette sortie ? grogna d’impatience Raoul. J’ai regardé partout… Rien vu qui ressemble de près ou de loin à une issue de secours !

– Je vous indiquerai son emplacement dès que vous aurez accompli la petite formalité, répondit sèchement le doudou.

– Une formalité ? s’étonna Côme. Quelle formalité ?

Le doudou avait-il prévu cette clause depuis le départ, ou s’était-il vexé devant le manque d’empressement montré par Côme ? Toujours est-il qu’il se changea brusquement en gardien inflexible :

– Quelle formalité ? reprit-il. Mais prouver que vous êtes bien des vivants égarés ! C’est vrai ça: qui me dit que vous n’êtes pas des ombres de défunts déguisées qui cherchent à remonter à la vie ?

– Enfin, voyons, ça se voit qu’on n’est pas plats ! s’agaça Raoul en affichant ses rondeurs.

– Calme-toi, lui glissa Côme. Ça ne doit pas être bien compliqué de prouver qu’on est vivants. À part ces disparitions de nombrils, nos corps n’ont pas changé…

– Vos nombrils ! Voilà justement ce qu’il faut présenter, improvisa le doudou.

Sa précipitation ne laissait planer aucun doute : il s’inspirait largement de ce qu’il venait d’entendre.

L’embarras des deux candidats au retour fut palpable. L’un levait obstinément le nez en l’air, tandis que l’autre admirait ses pieds de manière injustifiée.

– Tout être humain vivant possède un nombril, c’est connu ! insista le doudou, trop heureux de dissimuler sa mauvaise foi derrière une loi naturelle.

Mais il ne tarda pas à se trahir :

– Et puis ce serait trop facile pour vous de débarquer comme ça et d’utiliser un accès que j’ai mis tant d’années à débusquer !

Dans le cerveau dérangé de Raoul, un mot venait de résonner et d’éclipser tous les autres. À force d’avoir entendu sa maîtresse d’école hurler que les devoirs sur lesquels il séchait lamentablement étaient « faciles », Raoul ne supportait plus qu’on prononce ce mot devant lui. Son regard s’assombrit d’autant plus que le doudou lui avait signifié un refus. C’était arithmétique : il ne manquait plus qu’une seule condition pour éveiller chez Raoul l’assassin qui sommeillait. Le moindre gonflement de joue chez le doudou, et il lui tordait le cou !

De son côté, Côme était anéanti. Quand bien même il n’avait plus besoin de nombril comme plan du labyrinthe, il devait s’en procurer un comme visa de passeport ! Décidément, quoi qu’il fasse, il ne pourrait donc jamais échapper à cette quête obsédante.

Qu’avait bien pu voir le bouillant Raoul pour que sa rage contenue jusqu’ici se mette à déborder, comme une casserole de lait qui aurait dépassé le stade du frisson ?

Côme, qui n’avait rien remarqué, lui confia à voix basse, sans se retourner :

– Je suis certain que notre ami a fait disparaître les signes qui indiquaient la sortie de secours. Il en a tellement bavé qu’il tient à compliquer notre retour…

Le doudou fut le premier à tressaillir devant le regard fou de Raoul, qui avançait droit sur lui, les deux mains crispées en l’air, prêtes à étrangler.

Raoul épargna le chiffon tremblotant pour continuer sa course vers Côme. Quand le jeune garçon réalisa à son tour le danger, il était trop tard pour s’enfuir…

 

© Gallimard  Jeunesse  2003