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LE PAYS DU BOUT DU LIT

 

Extrait du livre - Chapitre I - Le garçon à l’envers

 

L’infirmière était à l’envers. Son air renfrogné ne pouvait être qu’un large sourire à l’endroit. Allongé sur son lit, la tête en arrière, Côme scrutait le haut des murs en faisant gargouiller un peu de salive au fond de sa gorge.

– Sois gentil, finis ton assiette ! insista sans y croire mademoiselle Alice en quittant la chambre.

Il avait fait le test sur l’aimant de la porte de sa table de nuit : il n’y avait pas de fer dans les lentilles, elle avait dit ça pour qu’il en mange.

Les vingt-huit carreaux réguliers du plafond, recouverts chacun de quarante- deux trous inégaux, agaçaient le jeune garçon qui les connaissait tous par cœur. Ils avaient trop souvent piégé son ennui. Pourtant, à cet instant, il venait d’en découvrir un quarante-troisième jamais recensé.

Quand la petite tache sombre se mit à bouger, Côme réalisa qu’il s’agissait d’une mouche. « Si seulement, comme elle, je pouvais marcher au plafond ! »

Côme n’avait frotté aucune lampe magique, délivré aucun chauve bougon s’y ennuyant depuis des siècles. Pourtant, son vœu fut instantanément exaucé. À croire qu’à force de se languir dans cette chambre d’hôpital, il était devenu lui-même une sorte de génie, prisonnier de son propre corps.

Côme sentit ses deux pieds descendre et rejoindre les carreaux grêlés pour s’y aimanter.

De ce côté, la chambre entière lui parut très différente : la lampe était plantée au milieu du sol et le lit collé à ce qui était devenu le plafond.

Il enjamba le haut de la porte qui donnait sur le couloir, puis longea les moulures qui conduisaient à l’accueil.

L’enfant inversé évitait de regarder au-dessus de lui, par peur du vertige. Le sang lui montait à la tête au point de lui brûler les yeux.

Brusquement, Côme sursauta à la vue d’une énorme sauterelle. La longue jambe repliée de l’insecte semblait barrer le seuil d’une des issues. Le jeune garçon haussa les épaules en réalisant qu’il s’agissait d’un de ces systèmes mécaniques mis en place en haut des portes pour qu’elles se referment avec souplesse et en silence.

Déjouant la surveillance d’une infirmière occupée à trier les thermomètres, Côme s’engagea dans le dernier corridor avant la sortie. Il avançait et respirait sur la pointe des pieds.

Surtout, ne pas se laisser envahir par la mélancolie de l’odeur : un mélange de produits désinfectants pour les sols et les peaux.

Arrivé à la porte principale de l’hôpital, le garçon en pyjama ne put que constater l’échec de sa tentative d’évasion : comment se sauver à l’extérieur sans tomber dans le ciel, devenu, dans ce sens, un immense précipice bleu ?

– Il faut dormir à présent, c’est l’heure de la sieste !

L’infirmière était de retour dans la chambre. Sa voix chantante décolla instantanément l’esprit de Côme du plafond. L’enfant se retourna à l’endroit sur son matelas.

Après avoir tiré le rideau de la fenêtre, l’infirmière vint border le lit. Au passage, son regard se posa sur le nombril de Côme, dont le haut de pyjama était relevé. Elle examina la marque de plus près, avant de conclure sans l’ombre d’une hésitation :

– Cachet postal d’une livraison de bébé par cigogne spéciale…

– Un colis défectueux, oui ! se plaignit le petit malade.

En guise de réponse, l’infirmière entreprit de chatouiller le ventre de Côme. Il se redressa aussitôt en pouffant de rire.

– À quoi… à quoi ça sert un nombril… une fois qu’on est né… ?

Mademoiselle Alice cessa immédiatement son supplice. Le regard devint lointain, le ton grave:

– La plupart des gens pensent qu’il ne sert plus jamais à rien, mais certains en découvrent un jour le sens caché…

L’infirmière ponctua ces mots énigmatiques par un baiser sur le front de Côme. Elle se releva, puis referma doucement la porte devant la bouche bée du petit garçon.

 

© Gallimard  Jeunesse  2003