La barque à l'envers
  
  Les deux Tours sortent des coulisses :
  
LES TOURS : Majesté !
  
  Alexandra ne reviendra pas.
  
LA TOUR DE L'EST : Nous sommes confuses
LA TOUR DE L'OUEST : Ce n'était qu'une simple farce.
FOU BLANC : Une farce du moyen-âge.
DODGSON : Vous ne m'avez pas offensé. Cependant ...il est triste de perdre une amie, n'est ce pas ?
IRENE : Nous avions percé à jour votre code.
DODGSON : Comment cela ?
AGNES : Le couvercle était gravé : C.L.D.
DODGSON : Que voulez vous dire ?
IRENE : C.L.D = D.L.C
DODGSON : Mais encore !
DAISY : De Lewis Carroll, maintenant, vous pouvez bien tout nous dire. D'ailleurs, moi aussi, je suis écrivain.
DODGSON : Mais je l'ignorais.
DAISY : Vous n'avez donc pas remarqué ce que j'ai de particulier ?
  
  Daisy se laisse un moment détailler. Puis désignant le cahier rouge qu'elle porte constamment avec elle :
  
DAISY : Mon roman : "The Young visitors", et ce n'est pas un coup d'essai.
DODGSON : Quel est votre nom de plume ?
DAISY : Daisy Ashford15.
DODGSON : Vous êtes extraordinaire !
DAISY : Jurez de ne pas mentir.
DODGSON : Je vous le jure.
DAISY : Comment vous appelez vous ?
DODGSON : C.L.D. : Charles Lutwidge Dodgson.
DAISY : En voilà un nom stupide. Qu'est ce qu'il signifie ?
DODGSON : Est-il nécessaire qu'un nom signifie quelque chose ? Venez voir comme la mer remonte !
CATHIE : Pourquoi avez vous laissé partir la Reine ?
DODGSON : Environ neuf fois sur dix, mes amitiés enfantines font naufrage au moment critique : là où le ruisseau rejoint la rivière.16 Quel âge avez vous ?
CATHIE : Sept ans et six mois.
DODGSON : Sept ans et six mois ! C'est un âge bien incommode. Certes si vous m'aviez demandé mon avis, je vous aurais dit : "Arrêtez vous à sept" mais à présent, il est trop tard.
CATHIE : Je ne demande jamais l'avis de personne au sujet de ma croissance.
DODGSON : Trop fière, sans doute ? J'espère que vous serez encore une enfant, la prochaine fois que je vous verrai.
CATHIE : En admettant que nous nous revoyions, je ne vous reconnaîtrais sûrement pas. Vous ressemblez tellement à tout le monde.
DODGSON : En général, on reconnaît les gens à leur visage.
CATHIE : Ce n'est malheureusement pas vrai en ce qui vous concerne. Votre visage ne se distingue en rien de celui de tout le monde... un œil à droite, un œil à gauche... le nez au milieu... la bouche en dessous. C'est toujours pareil. Si vous aviez les deux yeux du même côté du nez, par exemple... ou la bouche à la place du front... cela m'aiderait un peu.
DODGSON : Ce ne serait pas très joli.
CATHIE : Attendez d'avoir essayé.17
  
  Les autres reviennent.
  
AGNES : Tout est désert. Le sable ne sèche plus. Vous devriez nous raccompagner au kiosque.
DODGSON : Je serais ravi d'être présenté à vos parents.
IRENE : Oh, vous n'aurez pas de mal à leur faire la conversation.
AGNES : Et il nous permettront de vous appeler désormais Oncle Charles.
  
  Dodgson les prend dans ses bras.
  
DODGSON : Un jour, sur cette plage d'Eastbourne, je me suis perdu : c'était un jour qui tombait lentement, tout pareil à celui-ci. Mais il y avait un brouillard tellement épais, que je ne savais plus si j'avançais, ou si je reculais.18 Je crois me souvenir que c'était exactement ici. Seulement ni vous, ni cette barque n'existiez à l'époque.
DAISY : Alors que faisiez vous ici ?
DODGSON : Un capitaine m'avait dit que c'était le bon coin pour chasser le Snark.
CATHIE : Le Snark !
AGNES : Quel vilain mot !
DODGSON : Sans doute ignorez vous ce que c'est que le Snark.
IRENE : Pas du tout. Nous sommes parfaitement au courant.
GERTRUDE : Nous savons que c'est une chose abominable.
DODGSON : Qui vous l'a dit ?
IRENE : Personne.
DAISY : On nous cache encore beaucoup de choses.
AGNES : Mais si nos parents ne nous ont rien dit sur lui, c'est que le Snark doit être abominable.
CATHIE : Vous n'aviez donc pas peur ?
DODGSON : Le capitaine m'avait donné une carte excellente.
  
  Dodgson extrait un grand feuillet plié de sa poche et l'ouvre devant les fillettes.
  
GERTRUDE : C'est très clair, cette carte est d'autant plus claire qu'elle est complètement blanche.19
DAISY : C'est bien vrai. Quel rébus que ces cartes avec tous ces caps et ces îles !
DODGSON : Avec une carte pareille, rien de plus facile que de préparer une expédition.
  
  Dodgson se met à plier la carte et, tout en racontant ses préparatifs, confectionne une barque de pêcheurs. (origami20)
  
DODGSON : Pour chasser le Snark il faut être armé d'espoir, de dés à coudre, de fourchettes, et de soin. On peut aussi tenter de l'occire avec une action de chemin de fer, ou de le charmer avec du savon et des sourires. Et quand on croit avoir attrapé quelque chose, on le jette ici, au milieu du bateau tandis que l'équipage s'accoude aux bastingages. Et maintenant, si nous rentrions au port ?
GERTRUDE : Oh s'il vous plaît, parlez nous encore du Snark !
DODGSON : Une autre fois, mes enfants.
IRENE : Nous ne sommes pas vos enfants.
  
  Silence.
  
CATHIE : Avez vous des frères et sœurs ?
DODGSON : Quand j'étais petit j'avais sept sœurs : Frances Jane, Elizabeth Lucy, Caroline, Mary Charlotte, Louisa, Margareth Ann, Henriette...
  
  Ils quittent ensemble la plage. Il fait nuit. Les cinq fillettes, en chemises de nuit, s'approchent de la barque. Elles transportent des bagages.
  
GERTRUDE : Nous y voilà.
DAISY : Mais je ne vois rien.
GERTRUDE : C'est la preuve qu'il est minuit.
IRENE : J'ai peur.
AGNES : Alexandra a dit qu'elle ne nous dénoncerait pas.
CATHIE : J'ai froid.
IRENE : Serre toi bien contre moi.
GERTRUDE : Maintenant, nous n'avons plus qu'à attendre que la mer monte.
AGNES : Notre barque va enfin prendre la mer.
GERTRUDE : Equipage, au rapport !
CATHIE : Tout est paré : les dés à coudre, les fourchettes, le soin, l'espoir, les actions de la Compagnie des Chemins de Fer de l'Est, le savon et les sourires.
DAISY : Qu'est ce qui te fait rire ?
IRENE : Je pense à Lewis Carroll.
AGNES : Facile de jouer à l'incognito.
DAISY : A l'heure qu'il est, notre chasseur de Snark dort sous ses couvertures.
IRENE : Il rêve.
CATHIE : Et de quoi rêve-t-il ?
GERTRUDE : Mais, pauvres folles, c'est de nous qu'il rêve.
DAISY : Rêver d'être un enfant.
AGNES : Lui qui a la chance d'être grand. Vous comprenez cela, vous ?
IRENE : Grandir, pouvoir enfin se faire obéir.
CATHIE : C'est si long à attendre.
DAISY : J'ai sommeil.
CATHIE : J'ai froid.
IRENE : J'ai peur.
  
DREAMLAND
(Charles E. Hutchinson).
  
  Elles entonnent :
  
  When midnight mists are creeping
And all the land is sleeping
Around me tread the mighty dead
And slowly pass away.
 
But here in Dreamland center
No spoilers hand may enter
These visions fair, this radiance rare,
Shall never pass away.
 
I see the shadows falling
The forms of eld recalling
Around me tread the mighty dead
And slowly pass away. 21
  
FIN