CHANSONS

Les chansons d'"Alice au Pays des Merveilles" et de "De l'autre côté du Miroir" : les lit-on vraiment ? Difficiles à traduire, elles-mêmes parodies de chansons victoriennes oubliées, petits îlots d'un délire concentré et parfois inaccessible, le lecteur est tenté de passer les pages. Pourquoi ? Parce qu'elles sont muettes sur le papier, muettes comme des fenêtres aveugles. Pourtant comme elles sont nombreuses, ces ponctuations dont Lewis CARROLL parsemait ses récits ! Les gravures de TENNIEL sont restées gravées, mais où est passé la musique d'Alice ?

Le premier à avoir mis en musique les chansons d'"Alice" fut l'organiste et compositeur de cantiques William BOYD (1845-1928). Jeune élève au Worchester Collège à Oxford, il publie en 1870 un petit recueil intitulé "Les Chansons d'Alice au Pays des Merveilles". Nous avons choisi, pour commencer, la version instrumentale de "How doth the little crocodile" extraite de ce recueil.

Le dernier compositeur à avoir, du vivant de Lewis CARROLL, proposé ses versions des chansons d'"Alice" fut Annie E.ARMSTRONG. Parmi les 20 chansons de son petit volume publié en 1885, on trouve une très belle version de "To the Looking-Glass world".

To the looking-Glass world it was Alice that said
"I've a sceptre in hand, I've a crown on my head
Let the looking-Glass creatures, whatever they be
Come and dine with the red Queen, the White Queen and me!"
 
Then fill up the glasses as quick as you can
And sprinkle the table with buttons and bran
Put cats in the coffee and mice in the tea
And welcome Queen Alice with thirty-times-three!

Noël 1871: "A Travers le Miroir" est sur le point d'être publié quand William BOYD reçoit de CARROLL la réponse suivante :

"Je vous autorise à mettre en musique n'importe quel poème d'"A Travers le Miroir". Toutefois. j'ai bien peur que vous ne vous heurtiez au même problème que pour le précédent volume. A savoir que toutes les chansons ont déjà leurs mélodies bien connues."

William BOYD ne se décourage pas et publie au cours de l'année 1872 "Les chansons d'"A Travers le Miroir" dont est extrait cette autre version de "To the Looking-Glass world"

‘O Looking-Glass creatures', quoth Alice, ‘draw near!
‘Tis an honour to see me, a favour to hear
‘Tis a privilege high to have dinner and tea
Along with the Red Queen, the White Queen and me!
 
Then fill up the glasses with treacle and ink,
Or anything else that is pleasant to drink
Mix sand with the cider and wool with the wine
And welcome Queen Alice with ninety-times-nine!




Trois Juillet 1862 : une promenade en barque était prévue, au lieu de quoi, à cause de la pluie, Alice LIDDELL et ses deux sœurs (filles du doyen du collège de Christ Church où Charles DODGSON enseignait les mathématiques) restent à la maison et chantent avec Charles DODGSON leurs chansons préférées et notamment "Beautiful Star" de J.M SAYLES.

Le lendemain sur la rivière Isis, CARROLL invente et raconte aux trois fillettes les aventures d'Alice. Les petites ont la surprise de retrouver leurs chansons de la veille parodiées au cours de l'histoire.

"Beautiful Star" est ainsi devenu "Beautiful Soup".

Beautiful Soup, so rich and green
Waiting in a hot tureen!
Who for such dainties would not stoop?
Soup of the evening, beautiful Soup!
 
Beau-ootiful Soo-oop!
Beau-ootiful Soo-oop!
Soo-oop of the e-e-evening
Beautiful, beautiful Soup!
 
Beautiful Soup! Who cares for fish.
Game or any other dish?
Who would not give all else for two p-
ennyworth only of beautiful Soup?

Le scepticisme affiché devant les propositions musicales de William BOYD va se transformer quelques années plus tard chez Lewis CARROLL en un réel agacement. Il n'est alors pas tendre avec ceux qui ont changé la musique originale des chansons d'"Alice" :

"Ils ont tout simplement gâché des morceaux comme ‘Will you walk a little faster' en écrivant de nouvelles mélodies."

On comprend évidemment l'amertume de CARROLL qui voit ces versions devenir, pour certaines, plus populaires que les originales. S'il tient tant aux anciennes mélodies, c'est aussi et surtout parce qu'elles participent à l'effet parodique même des chansons.

Autant le souci de CARROLL parait justifié et respectable, autant il est difficile de ne pas se réjouir devant les compositions ravissantes que William BOYD ou Annie E.ARMSTRONG nous ont laissé. Comment, en effet, auraient-ils pu résister à la tentation, passionnés comme ils devaient l'être des livres de CARROLL, d'écrire des mélodies plus magiques que les anciens airs aux rides naissantes ?

C'est une version composée du Quadrille des Homards qui est proposée avec, tout d'abord le premier couplet de la version originale ("The Spider and the Fly" de Mary HOWITTS) si chère à CARROLL. Elle est suivie du refrain composé par Annie E.ARMSTRONG, et enfin du deuxième couplet et refrain extraits de la version d'Alfred Scott GATTY.

"Will you walk a little faster?" said a whiting to a snail,
"There's a porpoise close behind us, and he's treading on my tail
See how eagerly the lobsters and the turtles all advance.
They are waiting on the shingle--will you come and join the dance?
 
Will you, won't you, will you, won't you, will you join the dance?
Will you, won't you, will you, won't you, won't you join the dance?
 
"You can really have no notion how delightful it will be,
When they take us up and throw us, with the lobsters, out to sea."
But the snail replied, "Too far, too far!", and gave a look askance
Said he thanked the whiting kindly, but he would not join the dance.
 
Would not, could not, would not, could not, would not join the dance.
Would not, could not, would not, could not, could not join the dance.




Les jeunes lecteurs du "Aunt Judy's Magazine" eurent la bonne surprise de découvrir dans les numéros de Mars et Août 1871, les partitions de deux chansons tirées d'"Alice au Pays des Merveilles" : "Will you walk a little faster" et "Speak roughly". Ces musiques expressives avaient été composées par Alfred Scott GATTY (1847-1918).

Agé de 24 ans, Alfred était le fils de Margaret GATTY, auteur des "Paraboles de la Nature" (1855), l'un des livres pour enfant les plus populaires du siècle. Elle avait fondé le "Aunt Judy's Magazine" et admirait beaucoup CARROLL qui lui envoyait parfois des énigmes ou des nouvelles à publier.

Alfred GATTY obtient de CARROLL la permission de mettre en musique le long poème du ‘Morse et du Charpentier'. Celui- ci lui conseille cependant d'abréger largement le poème :

"...car je pense que le tout, s'il est chanté sur un air lent, ressemblera plus au Procès de Tichborne (procès interminable de l'époque) qu'à un quelconque divertissement !"

GATTY, on le voit, est accueilli par CARROLL avec le même scepticisme que celui rencontré par William BOYD deux mois auparavant. "Le Morse et le Charpentier" sera publié dans le numéro du mois de Mars 1872.

En voici la version instrumentale, suivie de celle d'Annie E.ARMSTRONG.

Au passage, il est intéressant de mentionner les légendes qui entourent ce célèbre poème tiré d'"A Travers le Miroir".

Le lieutenant de vaisseau français BELLOT, de retour d'une expédition dans l'Arctique, publie en 1853 "Journal d'un voyage aux mers polaires" dans lequel il décrit notamment ses impressions devant le soleil de minuit :

"Le soleil indépendamment des effets de la réfraction devrait se coucher, mais il promène pendant plus d'une heure sur l'horizon un immense globe de feu resplendissant entre les nuages de pourpre et d'or. La lune, qui est pleine depuis hier se lève et fait un piteux contraste par la simplicité de son disque d'un rouge pâle ; elle semble bien à plaindre."

Cette description aurait inspiré à CARROLL les deux strophes d'introduction de son poème.

The sun was shining on the sea,
Shining with all his might:
He did his very best to make
The billows smooth and bright -
And this was odd, because it was
The middle of the night.
 
The moon was shining sulkily,
Because she thought the sun
Had got no business to be there
After the day was done -
"It's very rude of him," she said,
"To come and spoil the fun!"

Ensuite, nous avons choisi la version de William BOYD.

Une autre légende veut que la source d'inspiration de "The Walrus and the Carpenter" ait été triple. Tout d'abord, l'immense étendue de sable sur la plage de Whitby, une ville anglaise de la côte nord-est où Lewis CARROLL se rendait fréquemment. Ensuite, le fait qu'à Sunderland, autre lieu de vacances pour lui, il y avait un important chantier naval ; les bateaux étaient construits en bois, ce qui expliquait la présence en ce lieu de charpentiers portant sur la tête de curieux petits chapeaux blancs. Enfin, le fait qu'était exposé au Musée de la ville un grand morse empaillé.

The Walrus and the Carpenter
Were walking close at hand;
They wept like anything to see
Such quantities of sand:
"If this were only cleared away,"
They said, "it would be grand!"
 
"If seven maids with seven mops
Swept it for half a year.
Do you suppose," the Walrus said,
"That they could get it clear?"
"I doubt it," said the Carpenter,
And shed a bitter tear.
 
"O Oysters, come and walk with us.!"
The Walrus did beseech.
"A pleasant walk, a pleasant talk,
Along the briny beach:
We cannot do with more than four,
To give a hand to each."
 
"The time has come," the Walrus said,
"To talk of many things:
Of shoes--and ships--and sealing-wax--
Of cabbages--and kings--
And why the sea is boiling hot--
And whether pigs have wings."




Voici, en vrac, les diverses autres adaptations musicales publiées du vivant de CARROLL :

En 1872, le compositeur C.H MARRIOTT publie "Wonderland Quadrille" suivi de "Looking-Glass Quadrille", deux pièces musicales inspirées des 2 livres d'"Alice".

La même année, E.C LLEWELLYN publie à son tour "Alice in Wonderland Waltzes".

Frederic HERMORE crée en 1881 une méthode de chant pour les enfants à partir des couplets d'Alice.

Eté 1882, en vacances à Eastbourne, CARROLL se rend chez les HULL un après-midi pour demander à la petite Alice de déchiffrer au piano le recueil "Songs from Wonderland" que son compositeur, Mrs Phillippa PEARSON, venait de lui envoyer.

Janvier 1889, CARROLL demande à LLOYD, l'organiste de Christ Church, de mettre en musique l'une des chansons de "Sylvie et Bruno". Le livre sort à la fin de l'année avec, pour unique partition, celle de la chanson "Ting, ting, ting" composée par Carroll vingt ans auparavant. LLOYD avait-il proposé une mélodie à CARROLL et pour quelle chanson ? La réponse à cette question semble bien s'être échappée à jamais des tuyaux de l'orgue de Christ Church.

Les chansons de "Sylvie et Bruno" feront pourtant l'objet d'une adaptation musicale. L'année de sa mort (1898) CARROLL offre à l'un des membres de sa famille le petit recueil "Songs from ‘Sylvie & Bruno'" composé par L. BUDGEN.





Dans la préface de son premier recueil des chansons d'"Alice", William BOYD remerciait vivement :

"L'auteur qui a eu la bonté d'ajouter pour l'occasion quatre vers nouveaux à l'un des Poèmes ('Tis the voice of the Lobster) :

Tandis que le Canard et le Dodo, le Lézard et le Chat
Nageaient en rond sur les bords d'un chapeau"

Nous avons choisi le ravissant air traditionnel auquel songeait vraisemblablement Lewis CARROLL en écrivant cette parodie de "The Sluggard" d'Isaac WATTS.

'Tis the voice of the Lobster: I heard him declare
"You have baked me too brown, I must sugar my hair."
As a duck with its eyelids, so he with his nose
Trims his belt and his buttons, and turns out his toes.
When the sands are all dry, he is gay as a lark,
And will talk in contemptuous tones of the Shark:
But, when the tide rises and sharks are around,
His voice has a timid and tremulous sound.


"Je n'aime pas les invités qui se contentent de vagir et de devenir rouge du matin au soir."
(“La Visite d'Isa à Oxford” – Chapitre V)

Lewis CARROLL nourrissait une véritable aversion contre les bébés qu'il contracta vraisemblablement, enfant, auprès de ses sept jeunes sœurs. Mise à part la provocation contenue dans ce thème, il savait qu'il trouverait là un écho favorable chez ses jeunes lecteurs dont le règne familial était souvent remis en cause par l'arrivée d'un nouveau petit frère ou d'une petite sœur.

La fameuse Berceuse de la Duchesse dans "Alice" est présentée ici dans une version composée utilisant tout d'abord la mélodie d'Alfred S.GATTY puis celle de William BOYD.

Speak roughly to your little boy
And beat him when he sneezes;
He only does it to annoy,
Because he knows it teases
 
REFRAIN
Wow! wow! wow!
 
I speak severely to my boy,
I beat him when he sneezes;
For he can thoroughly enjoy
The pepper when he pleases!


Les rapports de Charles DODGSON avec le Doyen LIDDELL, père de la petite Alice, ne furent jamais bien bons. En 1872, année de la sortie de "A Travers le Miroir", DODGSON se fâche pour une raison assez obscure avec la famille LIDDELL.

Une chanson symbolise cette rupture. Charles DODGSON fait en effet paraître un pamphlet "The New Belfry of Christ Church" qui critique les projets architecturaux du Doyen du collège. Il clot le chapitre 11 en parodiant la chanson d'Ariel dans "La Tempète" de SHAKESPEARE sur l'air de Robert JOHNSON.

Five fathom square the Belfry frowns;
All its sides of timber made;
Painted all in grays and browns;
Nothing of it that will fade.
Christ Church may admire the change
Oxford thinks it sad and strange
Beauty's dead! Let's ring her knell.
Hark! now I hear them - ding-dong, bell.

En 1882, un ami de DODGSON, Charles Edward HUTCHINSON (1855- 1926), du Brasenose College à Oxford, rêva qu'un cortège de héros d'autrefois passait devant lui sur une scène, chacun se retournant pour le regarder. Il se réveilla avec une mélodie dans les oreilles et Ces quelques mots: "Je vois les ombres s'estomper et lentement disparaître".

Charles DODGSON écrivit cinq strophes pour aller avec la musique. Ainsi naquit "Dreamland", le seul texte écrit par Lewis CARROLL pour un compositeur.

When midnight mists are creeping
And all the land is sleeping
Around me tread the mighty dead
And slowly pass away